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MAITRES DE L'ENCRE
masters of ink
MUSÉE  DE  PONTOISE

Introduction

La peinture à l’encre, qui dans la tradition chinoise fut l’apanage des lettrés, demeure un médium essentiel pour les artistes chinois du XXe siècle. Il fut toujours considéré pour son potentiel métaphorique comme un support de méditation existentielle. La riche culture qui lui est associée peut donc se réaliser au sein même de l’art abstrait occidental. Abstraction du sentiment d’un lieu, méditation sur l’indicible poétique de la réalité, cet art survit avec une force étonnante et semble se déjouer des pièges de l’occident comme de l’immobilisme inhérent à toute grande tradition. L’encre rapproche, d’une manière dont nous n’avons pas encore pris pleinement conscience, l’art millénaire des lettrés de la Chine, de l’art moderne occidental, celui qui naît du dernier Cézanne, comme des ultimes œuvres de Monet, celui qui, associant Mondrian et Pollock dans une même compréhension, ouvre l’espace traditionnellement fermé de la peinture occidentale en réconciliant le geste du peintre et son médium.

Ici, la lumière du papier et les vides comptent autant que l’encre. Le hasard « provoqué » est le fruit d’une maîtrise du geste, du mouvement mesuré de la main, celui qui en Chine fait de l’écriture une esthétique du signe. De même que transcendant la dimension réaliste et narrative du sujet, le temps et l’espace se contractent dans les meilleures œuvres des impressionnistes pour ne plus être dissociés du médium, la peinture à l’encre, ultime quintessence de la sagesse du poète, rend dérisoire toute lecture par trop occidentale qui dresserait des oppositions entre un art figuratif et un art abstrait, entre une construction mentale et une gestuelle expressionniste.

Les trois artistes présentés ici ont donc valeur d’exemples. Tandis que Chang Dai-Chien fut considéré très tôt comme l’un des représentants les plus brillants de la grande tradition chinoise au XXe siècle, à l’opposé, Zao Wou-Ki, très jeune, vers l’âge de vingt ans, alors qu’il terminait ses études à l’Ecole des Beaux-Arts d’Hangzou, fut attiré et influencé par la peinture occidentale moderne. T’ang Haywen a la particularité, qu’ayant suivit un chemin parallèle à celui de Zao Wou-Ki ? de la même génération, il s’installe en France la même année ? il adopta une attitude plus fidèle à l’esprit de la tradition si ce n’est à sa forme puisqu’il devait, après une période d’assimilation des techniques occidentales, revenir à la pratique exclusive de l’encre pour lui insuffler une nouvelle forme, abstraite et radicalement moderne. Redécouvert ? ou, plus sûrement, découvert pour les jeunes générations ? par de grandes rétrospectives en Chine Populaire ces dernières années, Zao Wou-Ki est l’artiste qui introduit de l’extérieur la modernité abstraite occidentale dans l’art chinois de cette seconde moitié du XXe siècle. Mais si Zao Wou-Ki a toujours dénié à la tradition une quelconque influence formelle sur son art, il reconnaît volontiers, évoquant ses encres, qu’il ne saurait être fondamentalement en opposition avec celle-ci : « Il ne s’agit pas de renouer avec la tradition de la peinture chinoise actuelle ou même de celle d’après les Song. Mais je crois en elle. Elle m’a beaucoup aidé à retrouver un certain moi-même que j’avais oublié, qui était enfoui sous des choses. Je me suis dégagé d’elle. Il me semble qu’elle fait maintenant partie de mon univers (...). Le jet immédiat de l’encre sur le papier produit un vide construit chargé de poésie. L’encre et le papier me donnent beaucoup de lucidité pour atteindre le silence. Grâce à eux, il se forme un espace que l’on ne peut avoir en peinture. »1.

Chang Dai-Chien qui a revisité toute l’histoire de la peinture chinoise, a fait le chemin inverse : il modernisa de l’intérieur la tradition en lui permettant de renaître à ses propres audaces passées. A l’image des anciens maîtres qui se renouvelaient en recherchant la maîtrise des styles célèbres, il fut capable de s’inspirer du passé avec une virtuosité sans égale parmi les artistes de son siècle. Vers l’âge de soixante-dix ans, dans les années soixante, il inventa pour ses grands formats une technique de couleurs éclaboussées qui, certes le rapproche du paysagisme abstrait, mais qui fait écho à l’une des tendances constantes de l’histoire de l’encre depuis le VIIIe siècle, dite du « non-conformisme » ou encore des « excentriques ». Si Lang Shaojun2 peut qualifier de « révolutionnaire » la nouvelle technique de Chang Dai-Chien qui consiste, à partir d’un jeu de couleurs éclaboussées, d’un « dripping » totalement abstrait, à faire naître l’évocation d’un paysage par la seule présence de quelques éléments figuratifs placés avec une parcimonie de génie, dans le même temps, nous ne pouvons ignorer la manière dont Zhu Jingxuan, écrivant à la fin des Tang (IXe siècle), relate que l’un de ces peintres dits « sans entraves », Wang Mo (mort vers 805), ne peignait que lorsqu’il était soûl : « Il lui [la pièce de soie] donnait des coups de pieds, la barbouillait avec ses mains, y écrasait son pinceau ou la frictionnait avec, ici à l’encre pâle, là à l’encre foncée. Puis, il suivait les configurations ainsi réalisées pour créer des montagnes ou des rochers, ou des nuages ou des cours d’eau »3. Fu Zai (peintre mort vers 813) raconte que son contemporain, Zhang Yanyuan, lors d’un banquet, « s’assit les jambes étendues, respira profondément, et son inspiration commença à jaillir (...). Ravageant la soie, s’étirant, s’étalant dans toutes les directions, l’encre semblait fuser de son pinceau ailé (...). Se divisant et s’assemblant, d’étranges formes naquirent soudain. Lorsqu’il eut fini, se dressaient des pins, squameux et fendus, des escarpements abrupts et des précipices, des cours d’eau clairs et des nuages tourmentés (...). Il semblait que le ciel se fut éclairci après un orage, pour révéler la véritable essence de dix mille choses »4. Quant à T’ang Haywen, son œuvre qui offre à l’encre l’expression d’une modernité radicale, n’est pas sans affinités avec la spiritualité et la philosophie des lettrés et des moines peintres des siècles passés. La tentation spirituelle fut effectivement constante chez ce taoïste dont l’art dévoile par ailleurs une maîtrise de la méditation et de l’esprit du Tch’an (Zen). Les formes qu’il trace manifestent une vivacité contenue, le souffle vital (de la vie). Ainsi, au-delà du signe, nombre de ses œuvres dissimulent à peine la présence du paysage ; il ne s’agit pas tant ici d’une nostalgie de la représentation que d’une dimension métaphorique et existentielle inhérente à la pratique de l’encre. Dès lors, ce que l’occident perçoit comme signes de la modernité, ne serait-il pas présent dans les multiples facettes de l’histoire de la peinture à l’encre comme François Cheng5 le laisse volontiers entendre dans ses écrits consacrés aux grands peintres du XVIIe siècle que furent Shitao ou Chu Ta ?

Les trois maîtres aux parcours bien distincts, qui sont ici réunis pour la première fois en France dans une exposition exclusivement consacrée à ce médium, ont en commun d’avoir acquis une parfaite connaissance de l’art moderne occidental, mais aussi d’avoir à la fin des années soixante parcouru des chemins inverses qui semblent aujourd’hui abolir une frontière longtemps considérée comme infranchissable : vers l’encre et son héritage pour Zao Wou-Ki et T’ang Haywen, vers l’abstraction et sa « modernité » pour Chang Dai-Chien.

Cette exposition montrera dès lors qu’il est possible d’oublier les termes d’un débat aux arguments « égocentriques » : en effet, trop souvent, pour l’historien occidental, la peinture chinoise ne pourrait être assimilée au sein de la période moderne tandis que pour l’esprit « académique » chinois, il n’y aurait pour cette expression de la tradition qu’un seul mode d’existence possible, une évolution linéaire, sans accident, sans dialogue avec l’occident moderne. La confrontation des œuvres de ces trois très grands peintres permettra de comprendre à quel point tradition et modernité, loin de se contredire, s’enrichissent mutuellement.

Christophe Duvivier
Directeur des Musées de Pontoise


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